Chaos réglementaire à la suite d’un incident à Zollikofen

Le 2 juin 2022, une collision a eu lieu en gare de Zollikofen à une vitesse d’environ 70 km/h entre un train de locomotive de l‘entreprise BLS Cargo SA composé de véhicules moteurs circulant en unité multiple et la queue d’un train de marchandises prêt au départ et composé en grande partie de véhicules spéciaux conçus pour des travaux dans les voies.

À la suite de cet incident, il est rapidement apparu que le train de locomotive circulait avec des appareils de sécurité paralysés/inactifs. Ceci permettrait d’expliquer, du moins en partie, les raisons ayant conduit à cette collision et à la non-réaction du mécanicien de locomotive à l’approche de signaux présentant une image d’avertissement/d’arrêt. Heureusement, le mécanicien concerné n’a pas été blessé.

Contrôle de la marche des trains / Équipements de sécurité

Jusqu’au milieu des années 2010, l’arrêt automatique « Signum-Integra » avec fonction d’avertissement et d’arrêt, le ZUB avec fonction de surveillance ponctuelle de la vitesse et/ou des courbes de freinage et l’ETCS avec fonction de surveillance partielle de la vitesse et des signaux en Level 1 ou de surveillance totale en Level 2, pouvaient être isolés de manière séparée.

Depuis la mise hors service du système « Signum-Integra » et la reprise des fonctions d’avertissement et d’arrêt par le module de transmission des eurobalises ETM, la mise hors service du ZUB a automatiquement pour effet d’inhiber les fonctions d’avertissement et d’arrêt du contrôle de la marche des trains. Par conséquent, les circulations ont à ce moment-là lieu sans qu’aucun appareil du contrôle de la marche des trains ne surveille la course et le personnel des locomotives n’est plus rendu attentif de la même manière à d’éventuels signaux présentant des images d’avertissement/d’arrêt.

Depuis des décennies, les prescriptions suisses de circulation des trains PCT prescrivent qu'en cas d'appareil « Signum-Integra » paralysé, un mécanicien ou aide-mécanicien supplémentaire doit être exigé en cabine de conduite. Du moment qu’aucun mécanicien ou aide-mécanicien supplémentaire n’est présent, la vitesse maximale à respecter est de 80 km/h et le véhicule ne peut circuler que pendant une durée de maximum 12 heures avec ce dispositif isolé.

Réglementation actuelle dans les prescriptions d’exploitation

En 2014, les prescriptions d’exploitations « CFF Transport » ont été modifiées afin d’y inclure la précision suivante : « Après l’annonce effectuée, la responsabilité de ne pas laisser circuler plus de 12 heures un véhicule dont le contrôle de la marche des trains est en panne revient aux services de régulation concernés »

Cette prescription est interprétée de façon à ce que la durée d’utilisation d’un véhicule dont les appareils de sécurité de la cabine de tête sont déclenchés ne circule pas pendant plus de 12 heures en additionnant la durée de conduite effective par rapport à la cabine en question avant que d’autres mesures ne soient prises. Le fait que ce sont les services de régulation du matériel roulant des entreprises concernées qui doivent mettre un second mécanicien / aide-mécanicien à disposition n’est pas précisé de manière explicite. En pratique, il était rare qu’un second mécanicien soit envoyé sur un train dont les dispositifs de sécurité s’avéraient défectueux/isolés et ces véhicules circulaient encore souvent ainsi pendant plusieurs jours étant donné que c’est une durée maximum de circulation cumulée de 12 heures qui était appliquée/prise en compte.

Augmentation du danger

Étant donné que la fiabilité de l’équipement ZUB / ETM n’atteint pas celle des anciens appareils « Signum-Integra », il arrive plus fréquemment que des circulations aient lieu avec des dispositifs de sécurité isolés/non fonctionnels. Cette fiabilité moindre est liée à l’ajout de certains composants électroniques - non existants dans les équipements plus anciens – rendant le système dans son ensemble plus faillible. Les véhicules modernes ne disposant « que » d’un équipement ETCS sont de par ce fait encore plus à risque et un isolement de l’équipement ETCS de ces véhicules a pour incidence que, la plupart du temps, plus aucun dispositif de sécurité ne fonctionne. Des redondances comme par le passé avec des appareils ZUB et Integra distincts n’existent plus.

Ces circonstances, à mettre en lien avec un trafic ferroviaire toujours plus dense, font que le risque augmente que des irrégularités soient commises au niveau de l’exploitation. De plus, plus rien n’arrête un train ETCS-only dont le dispositif ETCS est paralysé, même pas un signal présentant une image d’arrêt, comme le montre le cas de Zollikofen.

Risques connus depuis longtemps

Après l’accident de Zurich Oerlikon du 24 octobre 2003 (1 mort, 45 blessés), un dérangement de l’appareil ZUB avait été soupçonné. 72 heures après cet incident, le responsable de CFF Voyageurs de l’époque, Paul Blumenthal, avait annoncé que des véhicules avec ZUB paralysé/défectueux ne pouvaient circuler que 4 heures avant de devoir être sortis du roulement. De plus, si aucun accompagnateur n’est disponible, la poursuite de la marche était interdite (suppression du train).  

Dans le cadre d’une discussion entre le responsable de la sécurité des CFF et les partenaires sociaux à la suite de l’accident de Rafz de 2015, le VSLF avait informé l’entreprise par écrit des dangers résultant d’une circulation avec des appareils du contrôle de la marche des trains défectueux/isolés. Le courrier contenait notamment ces passages : « Avec un appareil ZUB isolé, l’ETM (paquet 44, sac à dos) ne fonctionne plus non plus et ni l’avertissement, ni l’arrêt ne sont déclenchés au passage de signaux équipés d’eurobalises. Par conséquent, la circulation n’est plus surveillée. Le remplacement des aimants de voie traditionnels par des eurobalises ne fait qu’augmenter le risque. À l’heure actuelle, une durée de circulation cumulée de 12 heures est admise, ce qui peut correspondre à plusieurs jours de circulation. Le VSLF souhaite que la circulation de tels convois ne puisse être autorisée que jusqu’au prochain endroit disposant d’un centre d’entretien, ceci dans l’intérêt de la sécurité. »

Le service suisse d’enquête de sécurité (SESE) a publié un rapport sommaire en lien à un incident ayant eu lieu en novembre 2017 dans lequel une locomotive avec un appareil ZUB pourtant défectueux a quitté un centre d’entretien. Un mécanicien, qui s’était initialement opposé pour des raisons de sécurité à prendre cette locomotive, a été mis sous pression par l’entreprise au travers de la régulation des locomotives car « aucune autre locomotive n’est disponible, sinon un train devra être supprimé et de toute manière ce train n’a pas encore circulé pendant 12 heures avec cet appareil ZUB en dérangement ». Dans le cadre de son service et avec le véhicule en question, le collègue a grillé deux signaux présentant une image d’arrêt, heureusement sans mise en danger conséquente pour l’exploitation. 

Ces divers exemples du passé démontrent bien que :

  1. Les diverses unités des CFF responsables de la sécurité ainsi que des prescriptions semblent être au clair sur le risque accru lié à l’isolement/au non-fonctionnement de certains dispositifs de sécurité ;
  2. Dans la pratique, il était rare qu’un second mécanicien ou aide-mécanicien soit exigé, comme prévu par les PCT, étant donné que cela n’était pas prévu au niveau des prescriptions/processus internes à l’entreprise ;
  3. La situation était connue de l’Office fédéral des transports (OFT) en tant qu’autorité de surveillance au vu de certains rapports émis par le SESE ainsi que de la mise en garde du VSLF de 2015 à ce sujet.

Nouvelles réglementations à la suite de l’accident de Zollikofen

À la suite de la collision de Zollikofen, l’unité Qualité sécurité et environnement des CFF (PP-SQU) a contrôlé les prescriptions en vigueur ainsi que leur utilisation/interprétation et a constaté que « l’interprétation actuelle des prescriptions en vigueur n’est probablement pas correcte, ce qui aura probablement pour incidence une adaptation de celles-ci. En effet, l’article 10.3 du R300.9 des PCT mentionnant la nécessité d’exiger de manière immédiate la présence d’un mécanicien de locomotive supplémentaire en cabine de conduite ne doit pas être mis en lien aux ressources en personnel effectivement disponibles. Mesure immédiate : la circulation à la vitesse maximale de 80 km/h en l’absence d’un second mécanicien de locomotive n’est possible que jusqu’au prochain dépôt de PP-BP-ZFR. En cas d’absence de personnel au niveau du prochain dépôt, la marche ne peut être poursuivie par le mécanicien titulaire seul à la vitesse maximale de 80 km/h. »

Ces mesures immédiates ne sont en rien une simple précision de l‘interprétation des prescriptions existantes mais bien un changement complet de philosophie s’apparentant à une modification réglementaire plus globale. En effet, il est totalement nouveau de considérer qu’un train ne puisse circuler avec un seul mécanicien que jusqu’au prochain dépôt lorsqu’un appareil du contrôle de la marche des trains est défectueux/isolé et cela rend la règle des 12 heures totalement obsolète.

Il est par conséquent possible de se poser les questions suivantes :

  • Pour quelles raisons certaines prescriptions sécuritaires ne sont-elles analysées qu’après un incident et pour quelles raisons certaines prescriptions ne sont-elles pas appliquées en fonction du sens que le législateur a bien voulu lui donner ?
  • Pour quelles raisons le sens que le législateur a voulu donner à certaines prescriptions n’est-il pas précisé de manière plus clair dans la réglementation pertinente à ce sujet ? 
  • Existe-t-il une différence entre la définition, la cause et le sens d’une prescription et l’incidence que cela devrait avoir sur son application pratique ?
  • Pour quelles raisons les instances compétentes n’étaient-elles pas au courant que certaines prescriptions sont instruites et appliquées de manière incorrecte et ce, depuis de nombreuses années, alors même qu’elles ont été rendues attentives à cela ?
  • Quelles sont les causes qui peuvent amener à une interprétation ou à une utilisation erronée de certaines prescriptions a priori claires ? Une prescription peut-elle réellement être « mal » appliquée ?

Conflits dans la réglementation

La prescription de base des PCT en cas de panne du contrôle de la marche du train est illogique, peut être interprétée de diverses manières et est reprise de manière différente dans les prescriptions d’exploitation des diverses entreprises de transport ferroviaires actives en Suisse. Chez CFF Voyageurs, par exemple, un train circulant avec le contrôle de la marche des trains défectueux ne peut circuler au départ de Zurich que jusqu’à Zurich Altstetten étant donné que ce second lieu est un dépôt/lieu de service de cette entité. Un train de CFF Cargo International peut par contre sans problème circuler de Bâle jusqu’à Domodossola étant donné que qu’aucun dépôt ne se situe entre ces deux lieux. De plus, la règle initiale des 12 heures ne semble pas avoir de sens du point de vue de la sécurité. En effet, des considérations sécuritaires impliqueraient uniquement une autorisation de circuler jusqu’au prochain centre d’entretien pour que le contrôle de la marche des trains puisse être réparé.

Le fait que chaque entreprise de transport ferroviaire possède ses propres dispositions d'exécution en interne conduit à des prescriptions et des procédures différentes alors qu’in fine, elles circulent toutes sur le même réseau. La précision actuelle des prescriptions liées au contrôle de la marche des trains défectueux par l‘unité PP-SQU des CFF le montre clairement. Le fait que le personnel des locomotives ne soit même pas informé de ce changement de paradigme, alors que cette information a une importance énorme pour le personnel exécutant ces prescriptions au jour le jour en bout de chaîne s'inscrit dans ce tableau.

L'absence de coordination nourrit le soupçon que cette incohérence cache une intention et non un oubli. En effet, cette prescription alambiquée et interprétable dans les deux sens peut être « vendue » à l'externe comme une mesure visant à améliorer la sécurité alors qu'à l'interne, l'accent est mis sur les intérêts de l'exploitation, c'est-à-dire sur une prévention des suppressions de trains faute de personnel et de véhicules de réserve disponibles. Si le mécanicien de locomotive cède à la pression et qu'un accident se produit par la suite, la prescription est tout simplement réinterprétée de la manière la plus stricte possible lors du traitement du cas et la responsabilité quasi automatiquement reportée sur le mécanicien de locomotive.

Problèmes de coordination

Il est contraire à l'objectif d'une exploitation ferroviaire sûre que de nombreux acteurs différents au niveau de l‘administration, des entreprises de transport ferroviaires et des services de sécurité et de qualité gèrent les mêmes problèmes sans compétences ni instructions claires. Contrairement à une simplification amenant à plus de sécurité, cela augmente la complexité des directives, l'absence de concept et, surtout, les coûts.

Le fait qu'en Suisse, même pour des dispositifs aussi importants que les appareils de contrôle de la marche des trains sur les véhicules, nous autorisions des dispositions d‘exécutions différentes et correspondant peu ou prou aux besoins des entreprises qui exploitent le réseau, ne mène pas à l‘objectif sécuritaire visé et vanté par tous. Ces diverses règles spécifiques et manières de procéder sont toutefois rendues possibles lorsque les prescriptions de base de l'autorité de surveillance ne définissent que des conditions générales approximatives.

Malgré toutes ces instances et personnes s’occupant de ces problématiques à tous les niveaux, il est aujourd'hui encore possible - voire de plus en plus probable - qu'une locomotive de 2016, équipée du système de sécurité ETCS le plus récent, soit autorisée à circuler avec un seul mécanicien dans le nœud ferroviaire complexe et fortement surveillé de Berne, sans qu’aucune appareil du contrôle de la marche des trains ne soit fonctionnel.

Cela ne correspond pas à notre conception de la sécurité en 2022, comme nous l'avions déjà dénoncé dans notre courrier adressé aux CFF en 2015.

VSLF numéro 723, 15 août 2022 HG

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